Texte de Yves Nantel
Ancien travailleur et militant de longue date à l’ACEF

Planifier la décroissance : une nécessité de plus en plus évidente

C’est le 1er aout que l’humanité a dépassé la capacité de la planète de produire les ressources pour satisfaire sa consommation. Il faudra donc 1,7 planètes-Terre pour combler les besoins de l’humanité d’ici la fin de l’année.

Global Footprint Network[1] (GFN) s’est permis de perturber notre douce quiétude des chaleurs de l’été et des vacances annuelles en publiant, le 28 juillet, cette dernière mise à niveau de ses études sur le Jour du dépassement.

Du mois d’aout à la fin de décembre, nous sommes obligés d’emprunter sur la capacité future de production et d’absorption des déchets générés de la planète. Et chaque année, ce Jour du dépassement se rapproche dans le calendrier. Cette réalité nous oblige à une réflexion profonde sur l’avenir de notre société, ses objectifs et son développement.

 

Et pourtant nous sommes sur une planète finie

GFN en a remis en mettant en évidence que si nous vivions à la cadence du Canada, il faudrait 4,7 planètes-Terre pour que tous les peuples de la terre jouissent du même mode de vie que les privilégiés que nous sommes.

C’est donc dès le 15 mars que nous, les Canadiens-nes, avons commencé à épuiser les ressources de la terre!

En 1971, c’était le 24 décembre que se situait le Jour du dépassement, soit l’année où la planète suffisait presque à produire pour toute l’humanité.

L’analyse des 133 pays considérés démontre que ce sont les pays dits développés qui impriment la plus grande empreinte écologique sur la planète en dépassant la biocapacité de celle-ci. Des pays les plus gourmands on retrouve :

  • le Qatar – le plus prédateur,
  • le Luxembourg,
  • les États-Unis,
  • le Canada,
  • le Koweit,
  • l’Australie,
  • les quatre pays scandinaves,
  • l’Arabie Saoudite,
  • la Russie.

Des pays avec la plus basse empreinte écologique, on retrouve:

  • le Vietnam, le moins prédateur de tous,
  • le Maroc,
  • le Niger,
  • le Guatemala,
  • Cuba,
  • la Colombie.

Nous vivons sur une terre finie, c’est-à-dire que ses ressources ne sont pas exploitables et renouvelables indéfiniment.

À moins de jouer à l’autruche, peut-on conclure autrement que la planète étouffe, que nous affrontons un mur? En fait, que nous lui faisons subir des torts de plus en plus irréparables et que sans interventions urgentes et énergiques, l’humanité est vouée à des catastrophes naturelles, sociales et politiques jamais entrevues à ce jour.

La terre va s’en sortir mais la ressource la plus intelligente qu’elle aura produite, l’humanité, non!

 

Comment en sommes-nous rendus à ce point ?

Il y a urgence d’agir, direz-vous? Mais que faire? Tout d’abord, il faut comprendre pourquoi nous frappons ce mur? Et pourquoi les décideurs ne semblent pas disposés à prendre le taureau par les cornes.

Notre système économique de type capitaliste est basé sur les lois du marché : entreprise privée, concurrence et profit comme moteur, et croissance indéfinie comme nécessité.

Il faut bien comprendre que le succès des entreprises, plus individuellement, repose aussi sur l’obligation de croitre à défaut de disparaitre. Et croitre signifie d’exploiter chaque jour davantage les ressources de la planète.

 

Le produit intérieur brut (PIB) comme mesure de progrès

À l’échelle d’un pays, c’est à la croissance annuelle de son produit intérieur brut (PIB)[2] que l’on mesure son progrès. Toute régression est vue comme négative. Et la croissance doit s’ajouter à la progression de chaque année antérieure.

Tous les accords de libre-échange signés dans le monde ont comme objectif la meilleure ordonnance des mécanismes économiques visant à favoriser la production et la consommation dans une perspective de croissance.

Habituellement, c’est le poids des plus forts qui l’emporte. Chaque pays lié aux accords doit en sortir avec une assurance de voir son PIB croitre chaque année. L’idéal à atteindre, c’est l’«American Way of Life».

C’est toujours dans cette même perspective de croissance que les économistes incitent les entreprises à améliorer leur productivité, c’est-à dire à augmenter leur efficacité au moindre cout possible afin de concurrencer et surpasser les entreprises de leur secteur d’activités.

 

Le progrès au détriment de la planète

Encore une fois, le développement implique, dans une perspective capitaliste, d’utiliser les ressources de la planète pour croitre sans cesse. Jusqu’à tout récemment, jusqu’au milieu des années 1970, la générosité de la planète s’accommodait de cette logique.

La réalité d’aujourd’hui, décrite par GFN, nous oblige à remettre en question cette foi aveugle dans l’application des lois du marché.

C’est cette hantise de la croissance qui nous projette sur le mur avec encore davantage de dépouillement de la planète et d’augmentation des inégalités sociales au niveau planétaire et même au sein des pays eux-mêmes.

Le problème au Canada c’est que ce modèle nous sied assez bien puisque nous faisons partie des privilégiés de ce modèle.

Malgré les tentatives antérieures de trouver des modèles alternatifs, je pense ici aux expériences étatistes des pays communistes, le modèle capitaliste du libre marché a prévalu et est devenu dominant.

Les Humains n’ont pas réussi à faire objection au modèle capitaliste mais c’est la Planète qui en démontre ses limites actuellement. Elle nous dit :

« J’en peux plus, écoutez-moi, c’est sérieux ».

La détérioration de la planète due à la croissance sans fin est devenue un « ennemi» implacable du modèle de développement économique dominant sur cette même planète.

De plus, ce modèle qui crée des inégalités croissantes est incompatible avec l’évolution démographique de la population sur terre. Alors que nous étions 3 milliards d’humains en 1960, nous avons atteint les 7,6 milliards cette année.

 

Le GIEC met en garde les pays de la planète

Devant cette situation, les autorités agissent à pas de tortue. Suite à l’adoption de l’Accord de Paris en 2015, les 195 États membres s’étaient engagés à atteindre certaines cibles de réduction des gaz à effet de serre mais tout indique que les cibles ne seront pas atteintes.

Certaines remettent même en cause l’état de la situation comme le gouvernement des États-Unis et d’autres, et tergiversent ou refusent d’agir. Pensons aux quatre provinces canadiennes qui remettent en cause la taxe sur le carbone.

Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) de l’ONU, publié au début d’octobre, est clair :

«pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5° C,
il faudrait modifier rapidement, radicalement et
de manière inédite tous les aspects de la société
».

Il précise de plus : «les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1° C sont déjà bien réelles comme l’attestent l’augmentation des extrêmes météorologiques, l’élévation du niveau de la mer et la diminution de la banquise arctique». Il nous met aussi en garde de dépasser les 1,5° C sous peine de conséquences irrémédiables.

Nous sommes les témoins vivants des conséquences des changements climatiques, des guerres de territoire pour s’approprier les ressources dans le monde, de l’exode inévitable des réfugiés économiques et climatiques qui frappent à nos portes.

La caravane des 7 000 Honduriens qui frappent actuellement aux portes des États-Unis en est un exemple frappant. Ces gens, hommes, femmes, enfants, disent ainsi aux États-Unis : «Vous êtes des privilégiés, vous devez partager». N’oublions pas que le Canada fait partie des privilégiés. Et ce réveil des «laissés pour compte» ne fait que commencer.

 

Développement durable, oui mais…

L’application des solutions est en mode « basse vitesse » alors que les scientifiques ne cessent de nous avertir que le point de non retour approche rapidement.

«Au mieux l’on parle de développement durable
sans oser remettre en cause la croissance et
notre niveau de vie qu’elle permet.»

En fait, l’on essaie de maintenir le développement économique intact, l’on essaie de garantir le même niveau de vie que nous connaissons actuellement par des aménagements certes essentiels mais insuffisants: automobile électrique, transport en commun, covoiturage, taxe sur le carbone, etc.

Il y a fort à parier que nous ne réussirons pas à diminuer notre consommation, notre empreinte écologique pour l’accorder à la biocapacité de la planète. Le fossé à combler pour atteindre l’équilibre entre l’offre que nous fait la planète et la demande que nous lui soutirons exige des solutions plus radicales.

Pour le Canada, comment passer d’un niveau de vie qui exige la production de 4,7 planètes-Terre annuellement à une seule planète-Terre? Il est impératif de répondre à cette question.

 

Envisager la décroissance

Non seulement il faut s’enligner sur le développement durable (un développement qui tient compte de tous les paramètres économiques, politiques, environnementaux et sociaux) mais la réalité objective devant laquelle le GFN et le GIEC nous confrontent, nous oblige à croire que l’on doit d’ores et déjà penser en terme de décroissance et non de croissance.

Penser la décroissance signifie donc que notre rythme de consommation doit diminuer et tout doit être réorienté pour atteindre cet équilibre entre la biocapacité de la planète et l’empreinte écologique maximale que nous devons lui imposer.

 

Avons-nous le choix ?

Ou bien les scientifiques se trompent et les climatosceptiques ont raison, ou bien il faut dès aujourd’hui se préparer à la décroissance sous peine de disparaitre comme humanité.

Penser la décroissance pourrait être l’occasion de repenser nos modes de vie axés sur la consommation de biens matériels et sur la vision individualiste du bonheur, et de diminuer les inégalités sociales dans le monde.

 

Rêvons un peu

Une majorité de personnes ont pris conscience de l’urgence d’agir en ce sens et s’évertuent à créer des micros expériences de vie basées sur la simplicité volontaire et la diminution de notre empreinte écologique et la démocratie locale de participation.

Nos gouvernements pensent leurs programmes en ce sens et réussissent avec l’appui de la population à vaincre les réticences des plus récalcitrants. La planète peut donc souffler et retrouver la route d’une production à sa mesure.

Quel défi! Est-il encore temps? Pas évident. Je ne crois pas que comme individu, comme société, nous avons pris la mesure de ce défi.

 

Commencer dès aujourd’hui

«L’utopie n’est pas de viser la décroissance
mais de croire que l’on pourra sauver la planète
tout en maintenant la croissance infinie.
»

On ne part pas à zéro. Déjà un bon bout de chemin de réflexion est en cours. Le mouvement écologique, le mouvement de consommateurs, beaucoup d’organisations sociales, syndicales sont sur cette voie avec la poursuite du développement durable. Par contre, l’option de la décroissance, qui nous apparait inéluctable, n’est pas prise.

Nous avons devant nous un grand chantier, celui de penser la décroissance alors qu’il en est encore temps. Penser la décroissance globalement afin de respecter la biocapacité de la planète et dans une perspective de réduction des inégalités sociales. Penser la décroissance aussi à l’échelle locale et individuelle.

Comme tout n’arrivera pas instantanément, ne devons-nous pas nous mettre sur la voie de la réflexion sur les façons d’atteindre la réduction des gaz à effet de serre. Il faut viser de limiter le réchauffement climatique à 1,5° C d’ici 2030, engagement pris par les pays signataires de l’Accord de Paris en 2015 suite à la recommandation des plus grands experts de la planète.

Il faut bien intégrer que toutes les composantes de la société, individus, organisations intermédiaires et gouvernements nationaux et internationaux ont leur part de responsabilité à assumer.

 

Le mouvement de consommateurs a un rôle à jouer

Au niveau du mouvement de consommateurs au Québec, je crois que toutes ses composantes devraient s’assurer que leurs orientations et leurs activités s’inscrivent dans la perspective de relever le défi écologique.

Je suis certain que, de cette réflexion, s’ensuivrait des plans d’action, des campagnes de promotion, des comités de travail, des représentations auprès des instances publiques qui favoriseraient la résolution du défi écologique.

Chaque planification annuelle et rapport d’activités de chaque organisation devraient inclure l’état de la réflexion et de l’action à ce niveau. La synergie alors produite permettrait de se situer dans un mouvement global et planétaire qui reconnait l’urgence de prendre « à bras le corps » cet immense défi.

Il ne s’agit pas de modifier le champ d’intervention des organisations qui est la protection et la défense des consommateurs mais de l’inscrire dans la perspective de la nécessaire décroissance visant l’atteinte de l’objectif de réduire l’empreinte écologique afin de contenir les gaz à effet de serre de manière acceptable pour notre planète.

À l’échelle locale, je crois que l’ACEF des Basses-Laurentides a toujours été sur cette voie, plutôt marginale mais prophétique. Je pense particulièrement aux conférences sur la simplicité volontaire et sur la réduction des inégalités sociales, aux activités de défense collective des droits favorisant la démocratie participative et la solidarité sociale, etc.

Elle ne doit surtout pas délaisser ces activités mais il s’agit de les réfléchir et les situer dans une perspective de décroissance et faire état de sa réflexion pour favoriser le débat le plus large possible au sein de ses membres et de la population locale.

Il y a de plus en plus de personnes, de groupes qui pensent alternatives. Joignons ce mouvement.

_______________________

[1] Global Footprint Network (GFN) est une organisation non gouvernementale (ONG) américaine dont le siège social est basé à Oakland, Californie aux États-Unis avec des bureaux à Bruxelles et à Genève. Il compte 70 organisations partenaires à travers le monde. GFN développe des outils pour faire progresser le développement durable en faisant prendre conscience de l’empreinte écologique que nous faisons subir à la planète en lien avec sa biocapacité.

[2] Produit intérieur brut (PIB). Le PIB est l’indicateur économique majeur servant à mesurer la production économique réalisée à l’intérieur d’un pays sur la période d’une année. Il vise donc à quantifier la valeur totale de sa production de richesse effectuée par les différents agents économiques dont les ménages, les entreprises et les administrations publiques. Le PIB reflète l’activité économique interne d’un pays et sa variation d’une période à l’autre est censée mesurer son taux de croissance économique.